Et si nous arrêtions de diriger un organisme vivant comme une machine centralisée ?
Un client au bout du fil, à bout.
L’agent du plateau téléphonique, lui, voit une partie de l’histoire : l’historique des appels sur ce canal, la fiche client, l’abonnement en cours. Mais il ne voit pas tout : ni les échanges par mail ou en boutique, ni l’état réel de la commande, ni les incidents déjà ouverts sur d’autres systèmes.
Les données du parcours ne se parlent pas. Et même s’il devinait la bonne solution, le script lui interdit de sortir du cadre. Il s’excuse, promet de “faire remonter”, clôture le dossier… en sachant très bien que rien ne changera. On lui demande d’encaisser la frustration du client, puis la sienne.
Un seul curseur poussé à fond, souvent celui de la rentabilité
Cette scène dit quelque chose de nos entreprises.
Elles sont prises dans un écosystème instable : climat, tensions sociales, réputation, chaînes de valeur qui se grippent au moindre incident. Mais elles se pilotent encore comme des machines : un centre qui décide, des étages qui exécutent, un seul curseur poussé à fond, souvent celui de la rentabilité immédiate. Sur le papier, les décisions tiennent. Sur le terrain, elles deviennent absurdes à appliquer. Elles abîment d’autres formes de valeur : confiance, expérience, sentiment que le travail a du sens.
La question n’est plus “avons-nous assez de données ?”, mais “qu’est-ce qui nous est utile maintenant pour décider ?”. Dans le flux des données, il y a beaucoup de “pyrite”, peu de “pépites”. Et ce qui est précieux pour un sujet ne l’est pas pour un autre. La valeur d’une donnée dépend du contexte. L’enjeu n’est donc pas de tout exploiter, mais de savoir extraire, au bon moment, pour la bonne personne, ce qui éclaire vraiment un choix.
Une donnée isolée ne sert à rien
Encore faut-il que ce flux de données soit transformé en quelque chose de vivant.
Une donnée isolée ne sert à rien. Elle devient connaissance quand on la met en forme, qu’on la confronte aux autres points de vue, qu’on la relie à l’expérience du terrain. Elle devient compétence quand des équipes peuvent s’en servir pour décider. Un flux pertinent et limité devrait nourrir le quotidien des opérationnels, pour que des décisions plus justes puissent être prises plus rapidement.
Puis vient le temps de la relecture. Chaque fonction peut, à intervalles réguliers, prendre du recul sur ses propres données, faire une synthèse honnête de ce qu’elles racontent : ce qui progresse, ce qui se dégrade, ce qui surprend. Le comité de direction, lui, devrait être le lieu où l’on fait la synthèse des synthèses. Non pour empiler des slides, mais pour confronter ces lectures, ajuster les priorités, revoir les indicateurs, accepter d’intégrer le long terme et les effets de bord dans le fameux ROI. Car à quoi sert de recruter de nouveaux clients si c’est pour qu’ils quittent la marque en masse quelques mois plus tard ?
Le problème n’est pas le retour sur investissement en soi
C’est la façon dont on le calcule. Un ROI borné au mois peut valider des promotions qui gonflent le chiffre et détruisent la valeur de marque, des objectifs qui épuisent les équipes et font fuir les clients. À force, les managers de proximité se retrouvent à défendre des décisions qu’ils savent mauvaises. Le désengagement vient aussi de là : le sentiment que ce que l’on fait ne pèse sur rien.
Revenons à l’agent du début.
Dans une organisation qui accepte de distribuer la décision, il disposerait des données et des marges de manœuvre pour résoudre le problème. Chaque cas traité alimenterait un retour vers le centre : non seulement comme “dossier clos”, mais comme signal utile pour ajuster une offre, un processus, une promesse. La décision resterait, au bout du compte, une solitude : quelqu’un doit trancher. Mais le rôle du dirigeant ne serait plus de tout contrôler. Il serait d’organiser un équilibre vivant entre centre et terrain, entre court terme et long terme, entre efficacité immédiate et solidité dans la durée, grâce au cap qu’il a su fixer.
Un premier geste, modeste mais concret, serait de bloquer une ou deux fois par an un moment où des personnes du terrain et le comité de direction lisent ensemble les mêmes faits sur un sujet clé. Non pour ajouter une réunion de plus, mais pour produire un langage commun sur le réel.
C’est souvent là, dans ces moments partagés autour des faits, que l’on commence à passer de la direction au pilotage.
Philippe Le Magueresse